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De TikTok aux séries télé, les médias regorgent d’images de mères de famille dégustant un verre de rouge. Cette représentation décomplexée de la consommation d’alcool n’est pas sans conséquence.
andresr / Getty Images
L’image de la «wine mom», qui boit un verre de vin pour se détendre après le travail, a été popularisée par les séries télévisées.
ALCOOL - Une femme chic, seule dans son immense cuisine, qui se verse un grand verre de vin et le déguste après une journée de dur labeur. Cette image, vous l’avez sans doute déjà vue passer, dans une série télévisée ou dans une vidéo sur les réseaux sociaux. Elle est devenue si prégnante dans la pop culture qu’on lui a même attribué un nom: la «wine mom».
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Bree Van de Kamp dans Desperate Housewives, Alicia Florrick dans The Good Wife et, plus récemment, les héroïnes de la série Big Little Lies ou le personnage incarné par Jennifer Aniston dans The Morning Show… Toutes ont comme point commun d’incarner cette «wine mom». Soit, selon la définition qu’en donne le site Urban Dictionary, «une femme d’âge moyen qui aime boire un vin raffiné et complexe, acheté probablement dans une enseigne bio, tout en échangeant des ragots sur le voisinage avec ses copines, elles aussi d’âge moyen».
Pour l’autrice et journaliste Nora Bouazzouni, spécialiste des questions d’alimentation, de genre et de pop culture, si cette image est mobilisée dans tant de séries télévisées, c’est parce qu’elle fait référence à un quotidien que les téléspectatrices connaissent bien: celui de la double journée des femmes – et en l’occurrence des mères – qui doivent jongler entre leurs responsabilités professionnelles, leur vie de couple et le travail domestique, et qui boivent un verre de vin à la fin de la journée pour décompresser. «En les voyant boire, on se dit qu’elles ont bien le droit de se détendre et d’avoir un peu de temps pour elles une fois les enfants couchés.»
Des héroïnes à qui on a envie de ressembler
Ce cliché de la «wine mom» est aujourd’hui si répandu qu’on parle outre-Atlantique de «mommy wine culture», qu’on pourrait littéralement traduire par «la culture du vin chez les mamans». Il s’est même extirpé du cadre des séries télévisées pour envahir les réseaux sociaux, où l’on trouve aujourd’hui pléthore de photos et vidéos d’internautes reprenant à leur compte, non sans humour, le trope de la mère de famille se délectant d’un immense verre de vin.
Certaines revendiquent d’ailleurs le pastiche de leurs héroïnes de télé, comme cette tiktokeuse qui se sent «comme Nicole Kidman» dans Big Little Lies lorsqu’elle boit son verre de blanc face à l’océan.
Si l’identification fonctionne si bien, c’est aussi parce que ces femmes ont un train de vie hautement désirable, si l’on exclut les drames qui rythment leur existence d’héroïnes de série télévisée. Qui n’a jamais eu envie, comme Bree Van de Kamp, de siroter un verre de chardonnay dans un intérieur impeccablement tenu? Ou de contempler, comme Alex Levy de The Morning Show, la vue de New York depuis son immense penthouse? «Ce sont des femmes que l’on veut imiter», analyse Nora Bouazzouni, qui pointe le dénominateur commun de tous ces personnages. «Elles sont blanches, minces, le plus souvent bourgeoises.» Et quand elles sont racisées, comme le personnage de Kerry Washington dans Scandal ou celui de Viola Davis dans How to Get Away With Murder – elles aussi adeptes du verre de vin bu en solitaire – elles restent riches et puissantes.
La consommation d’alcool comme «self care»
Le choix de mettre entre les mains de ces héroïnes un verre de pinot noir plutôt qu’un autre alcool n’est pas non plus anodin. En France comme aux États-Unis – où sont tournées toutes ces séries et produites la majorité des vidéos de «wine moms» – le vin jouit d’une image prestigieuse et sophistiquée. «Comme ces femmes appartiennent à un milieu social privilégié, on imagine qu’elles boivent du “bon vin” et donc qu’elles se font plaisir, souligne Nora Bouazzouni. De là à dire que c’est du “self care”, il n’y a qu’un pas, que beaucoup franchissent.»
Se délecter d’un verre de vin comme on prendrait un bon bain: pour Nora Bouazzouni, cette manière qu’ont les séries à associer le «soin de soi» à la consommation d’alcool est hautement problématique. «Cela la banalise, voire la normalise en donnant l’impression qu’elle n’a aucune conséquence sur la santé.»
Une banalisation d’autant plus redoutable qu’elle se fait par l’intermédiaire d’héroïnes à mille lieues de l’image stéréotypée que l’on peut avoir des personnes alcooliques. «Pour ces femmes, l’alcoolisation est quotidienne, mais comme elle se fait dans un contexte ordinaire, on l’imagine moins grave.» Or, «on peut très bien être alcoolique en buvant un vin hors de prix sur un canapé blanc, et ce, même s’il ne s’agit que d’un verre de vin par jour», précise Nora Bouazzouni.
Des effets réels sur la santé des femmes
Si on ignore l’impact de ces représentations sur la consommation d’alcool réelle, on sait, d’après la dernière enquête de Santé Publique France, que celle des femmes de 35ans et plus tend à augmenter. 27,9% déclaraient ainsi avoir consommé de l’alcool tous les jours au cours de l’année 2021, contre 22,3 % en 2017. Selon l’instance, cela serait notamment dû à une tendance des femmes à vouloir «se conformer à certains codes informels ou encore à utiliser l’alcool comme une forme d’automédication pour lutter contre le stress perçu».
Ces chiffres sont à mettre en lien avec ceux d’une étude canadienne de 2023consacrée à l’influence des médias sociaux sur la consommation d’alcool des mères de famille. Son autrice principale, le Docteur Emilene Reisdorfer, note que ces représentations souvent humoristiques de la consommation d’alcool participent à son acceptation sociale. Ce phénomène a été accentué pendant la crise du Covid-19, marquée par une hausse des sollicitations maternelles et une diminution de l’aide extérieure: parce qu’elles sont seules à devoir tout gérer, les femmes considèrent que cette consommation d’alcool est justifiée.
Se gardant de toute volonté de culpabiliser les femmes qui boivent un verre de vin pour se relaxer, Nora Bouazzouni préfère pointer la responsabilité du lobby de l’alcool, qui use de son influence pour faire la promotion d’un produit aux effets délétères pour la santé. Quant aux industries du divertissement, elles ont un rôle à jouer pour en finir avec cette image de la «wine mom». Dans Desperate Housewives, le personnage de Bree finit par reconnaître et soigner son alcoolisme, tout comme celui d’Alicia Florrick dans The Good Wife. C’est déjà un premier pas. Le prochain pourrait être d’offrir à ces héroïnes une autre source de réconfort – ce qui ne les empêchera pas de savourer, de temps en temps, un verre de vin.
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